Société d’ Histoire de Revel Saint-Ferréol PARU DANS LES CAHIERS DE L’ HISTOIRE N° 22 - 2020 |
Le Hêtre de Saint-Jammespar Michel Gô |
À la sortie de Sorèze, suivons la Départementale 45 qui mène à Arfons. Après une dizaine de kilomètres entre flancs boisés et ombragés, un panneau, sur notre gauche, nous indique la présence d’un site indécelable de la route, celui de Saint-Jammes. Cinquante mètres à peine à effectuer à pied, et nous débouchons sur une vaste et magnifique clairière, c’est le domaine des « Prats Vieils ».
Un arbre majestueux, d’une taille imposante et aux proportions impressionnantes, veille sur les ruines d’une chapelle préromane connue sous le nom de Saint-Jammes de Bezaucelle. Cet arbre a une très longue histoire, il va lui-même vous la raconter :
« Je suis de la famille « Fagus sylvatica » mais on me connaît davantage sous le nom de hêtre. Je suis si vieux que je ne sais même plus exactement mon âge, certainement près de 450 ans. Je suis né dans la seconde moitié du XVIème siècle sous le règne de messire le roi Henri III ou peut-être même Charles IX c’est-à-dire que j’ai connu bien des péripéties. Mon alter ego, pourtant un peu plus jeune en âge, mon cousin le hêtre du « plô de Nestor » dans la forêt de l’Aiguille aux Cammazes, distant à peine de quelques kilomètres à vol d’oiseau, a subi les affres de la tempête, ce qui fait de moi un vénérable vieillard, le plus vieil arbre de la Montagne Noire.
Avant de vous conter quelques-uns de mes souvenirs, je vais vous révéler mes mensurations. Je culmine entre 18 et 20 mètres, la circonférence de mon tronc est de 6 mètres et celle de ma frondaison de 90 mètres. Le diamètre de mes plus grosses branches peut atteindre 25 centimètres mais ne vous fiez pas à mon air de colosse, je ne suis qu’un colosse fragile. Pourtant mes racines, telle la partie immergée d’un iceberg, doivent supporter ce tronc formé de plusieurs jeunes pousses ayant donné naissance à 5 énormes branches charpentières portant chacune 5 à 6 branches secondaires qui me fournissent un abondant feuillage. Il fallait bien cet ancrage pour que ma majestueuse ramure résiste durant des siècles aux furieux assauts du cers et de l’autan. Je ne sais plus très bien comment il se fait que mes jeunes pousses aient pris des orientations différentes. Ont-elles repoussé et pris des directions diverses, comme d’aucuns le pensent, après avoir été broutées par des chevreuils alors en nombre sur mes terres ou encore le bétail des fermes toutes proches à forte activité pastorale appartenant aux moines bénédictins de l’abbaye de Sorèze : Grange Vieille, Grange Haute, Grange Basse, le Granjou ? Durant ma lente croissance j’ai vu, selon les saisons, passer quantité d’êtres qui n’avaient pourtant d’yeux que pour la chapelle. Je la pris peu à peu sous la protection de mes branches naissantes. Silencieux témoin de la joie ou la peine, j’ai assisté pendant plus d’un siècle et demi, à tout ce qui fait le cours de l’existence humaine, sourires et sanglots. Je me réjouissais, lorsqu’après les baptêmes et les mariages, les familles venaient s’asseoir et festoyer sous les frais ombrages que je leur dispensais. Dans ces périodes heureuses, j’étais garant d’un tel bonheur que des légendes commencèrent à courir sur mon compte, relayées par la tradition orale. Peut-être frappée par ma majesté multi-centenaire, l’imagination humaine m’attribua des vertus de moi insoupçonnées. Des rites de fécondité se déroulèrent à mes pieds et des femmes, en mal d’enfant, venaient frotter leur ventre à mon tronc, implorant ma silencieuse bénédiction. Je vis même bien plus, les soirs de pleine lune, toujours dans le même souhait, mais la décence m’impose ici de ne pas en parler. J’ai aussi pleuré en silence lorsque les cortèges funèbres accompagnaient à leur dernière demeure ceux qui allaient reposer dans le petit cimetière voisin et que je protègerais désormais de mon ombre. Comme relais sur les chemins de Saint-Jacques de Compostelle, à l’écart des grands axes, mon amie la chapelle me fit participer aussi à ses heures de gloire. Le chemin empierré d’Arfons à Sorèze qui abritait un hôpital Saint-Jacques, peu éloigné de la « Via Tolosana », voyait passer nombre de pèlerins. Après leurs dévotions j’étais pour eux une halte salutaire avant qu’ils ne repartent pour leur long et parfois périlleux voyage. Puis vinrent les heures noires de la Révolution, la chapelle fut détruite et abandonnée à la fin du XVIIIème siècle me laissant seul à veiller sur ses ruines et protégeant les restes de son abside. Le chemin de pèlerinage déserté, je retombais dans la léthargie des prairies et des grands bois environnants. Mais, bénéficiant d’un sol clément, je continuais à me développer. J’étais alors en pleine force de l’âge. Il m’arrivait même parfois, lorsque le vent ne bruissait pas trop dans mon feuillage, d’entendre le murmure de la source de l’Orival toute proche où, malgré son nom et la légende, je n’ai jamais entendu dire sous mes branches qu’il s’y était trouvé des paillettes d’or. Mais comme tout être vivant, je commençais à vieillir doucement mais inexorablement.
Vers la moitié du XXème siècle, dans les années 50, l’homme prit soudain conscience que la petite chapelle valait bien une restauration patrimoniale. Je revis ainsi des membres de la Société de Recherches Spéléo-Archéologiques du Sorézois et du Revélois s’activer pour arracher à la végétation envahissante les ruines du petit édifice religieux… Et l’on prit aussi conscience de ma majestueuse présence. Mais ce ne fut qu’un feu de paille ! Il fallut encore attendre un demi-siècle pour que le site dont je faisais partie intégrante soit à nouveau dégagé et à présent protégé. On comprit que le sol qui m’entourait ne pouvait être indéfiniment piétiné, on comprit que, même robustes, mes branches n’avaient aucun profil pour d’éventuels ascensionnistes, on comprit que malgré mon imposante stature, je pouvais être sujet à des blessures, à des maladies délétères ou vulnérable à des insectes xylophages. Je me sentis à nouveau considéré. Avec l’aide de la Mairie de Sorèze, un mouvement associatif se créa pour ma sauvegarde. Une palissade de protection grillagée fut posée, des traitements insecticides me furent administrés. Comme tout beau vieillard, depuis un an je m’appuie maintenant sur une canne pour soutenir mon bras le plus fragile et je fais à présent l’objet d’un suivi attentionné de la part des agents de l’Office National des Forêts.
Comme reconnaissance, je viens d’être récemment classé et labellisé « arbre remarquable » par l’Association « Arbres ». Mon seul souhait aujourd’hui est de vivre encore le plus longtemps possible, pour tous ceux qui s’occupent de moi, pour que vous puissiez m’admirer, me photographier en toutes saisons, dans la brume matinale ou le soleil couchant, et aussi parler de moi. Sans forfanterie aucune, après tant de siècles d’existence je méritais bien, ultime mais prestigieuse consécration, d’être élu « l’Arbre de l’Année » et reconnu comme le plus bel arbre de France ce qui vient d’être fait.